Darwin et le sphinx de Madagascar

Présentation

J’ai toujours eu une grande admiration pour Darwin et sa capacité à observer la nature. D’abord parce qu’il nous a définitivement débarrassé de l’idée de  créationnisme* qui faisait loi avant lui,  mais aussi pour la beauté simple de sa réflexion, toujours basée sur l’observation du vivant.  

Il est pour moi le penseur idéal. Capable d’observer le réel avec le plus grand sérieux et doté d’une honnêteté intellectuelle et d’une sensibilité qui lui ont permis  d’évoluer tout au long de sa vie.

Grand chasseur dans sa jeunesse, il changea de position sur le sujet après avoir étudié les animaux. Il reconnaissait à la fin de sa vie  que son plaisir d’observer le vivant et de raisonner l’avait emporté sur  « ses instincts primitifs de Barbare ».

Il est aujourd’hui connu pour sa théorie de l’origine des espèces qui a fait faire un bond de géant à l’humanité entière, mais il a aussi écrit de nombreux articles de botanique .

L’un d’eux,  publié en 1862 alors que Darwin a 50 ans,  est resté célèbre et montre sa puissance de vue.

Le sphinx de Darwin

L’article  est consacré à la pollinisation de l’orchidée Angraecum sesquipedale, plus connue sous le nom d’étoile de Madagascar ou orchidée comète   .

Angraecum vient du mot malais « angrek » qui signifie orchidée .« sesquipedale »  veut dire « un pied et demi » soit 45 cm et fait référence à son très long éperon.

La plante avait été découverte en 1798 par le botaniste français Louis-Marie Aubert du petit Thouars . Elle  intriguait beaucoup les botanistes  en raison de son long éperon de près de 26 cm au fond duquel se trouvait le nectar. Mais aucun  insecte connu ne possédait une trompe d’une telle longueur et les botanistes se demandaient pourquoi une poche de nectar se trouvait à cet endroit en apparence inaccessible.

Les recherches et l’hypothèse

Plusieurs exemplaires fleuris  de cette plante furent envoyés à Darwin qui fut fasciné par la longueur  du nectaire . Par déduction ,Il  en conclut qu’un papillon de grande taille qui possédait  une trompe de 30 cm existait forcément à Madagascar.  Il précisa que ce papillon  était certainement le seul à pouvoir polliniser cette plante en raison de la longueur de l’éperon.

Après avoir étudié longuement l’orchidée, Darwin entreprit la rédaction  de son article :    « Nos sphinx anglais, écrit-il alors  , ont des trompes aussi longues que leurs corps ; mais à Madagascar il doit exister des papillons nocturnes avec des trompes susceptibles d’avoir une longueur entre 25 et 27 cm . » *

Darwin explique également dans son article pourquoi des petits papillons ne pourraient pas accomplir le travail de  pollinisation : « Si Angreacum, dans son habitat naturel,  secrète plus de nectar que ne l’ont fait les plantes vigoureuses expédiées par Mr Bateman , tant et si bien que le nectaire soit plein, de petits papillons pourraient y avoir accès , mais ils n’apporteraient  aucun bénéfice à la plante . Les pollinies resteraient en place , à moins qu’un grand papillon nocturne, doté d’une trompe extraordinairement longue , n’essaye de le soutirer jusqu’à la dernière goutte.” 

Il ajoute même que la disparition de ce  papillon provoquerait forcément  la disparition de la plante et que l’extinction de la plante aurait aussi des répercutions certaines sur le devenir du papillon tant  les deux étaient   intimement liés.

À la publication de l’article, Darwin fut raillé par un grand nombre de ses collègues entomologistes  qui trouvait son hypothèse complètement farfelue . l’idée qu’un papillon puisse avoir une trompe de 30 cm était inconcevable et  faisait rire tout le monde. Mais Darwin savait qu’il avait raison, alors même  qu’ un tel papillon n’avait jamais été vu par aucun scientifique .   

Quelques voix pourtant s’élevèrent pour le défendre . Et notamment son ami naturaliste Alfred Russel Wallace . Ce dernier publia en 1867 un article dans lequel il rappelait que le sphinx de Morgan que l’on rencontrait en Afrique tropicale avait  un organe de 17 cm et qu’il n’était donc pas impossible qu’un autre papillon ait une trompe un peu plus longue.

Wallace, qui était aussi un très bon illustrateur,  fit même un dessin  pour montrer à quoi pouvait ressembler ce mystérieux papillon lorsqu’il venait butinait l’orchidée . La description de Darwin était tellement précise et juste que ce dessin, réalisé avant même qu’on découvre le sphinx de Darwin  (Xanthopan morgani praedicta), ressemble trait pout trait au papillon découvert depuis.

Darwin n’eut pas la chance de pouvoir vérifier son hypothèse de son vivant . Il mourut en 1882 .La réponse fut apportée 20 ans plus tard  en 1903 par les entomologistes anglais Walter Rothschild et Karl Jordan . Ces derniers  décrivirent une sous-espèce du sphinx de Morgan capturé par le naturaliste français Paul Mabille à Madagascar  qui correspondait parfaitement à la prédiction de Darwin ;  le papillon avait une trompe de 27 centimètres qu’il enroulait autour de sa tête en faisant plus de 20 tours quand il ne l’utilisait pas .

Le sphinx de Darwin appelé aussi sphinx de Wallace  était né . Son nom scientifique est Xanthopan morgani praedicta .

A noter qu’une autre variété d’orchidée ,Angraecum eburneum logicalcar,

 a été découverte qui possède un éperon encore grand puisqu’il mesure près de 40 cm de long . On ignore encore à ce jour s’il existe un pollinisateur ayant une trompe lui permettant d’aller butiner le nectar dans sa partie terminale qui seule contient le précieux liquide .

Conclusion

Bien que la papillon qui correspondait aux prédictions Darwin et Wallace  ait été découvert, il faudra encore de nombreuses années pour prouver que ce papillon était bien celui qui pollinisait l’orchidée . La preuve ne sera apportée qu’en  1997, soit 130 ans après,  par une équipe de scientifiques qui installèrent des caméras autour des orchidées. Ils purent ainsi prendre  le coupable sur le fait  avec sa longue trompe déroulée qui descendait jusqu’au fond du nectaire .

La leçon que l’on peut retenir de cette histoire est que la pensée va souvent plus vite que l’observation,  mais que la première doit toujours s’appuyer sur une longue  pratique de la seconde pour  élaborer ses théories.

Coévolution du sphinx et de l’orchidée

Si l’on s’en réfère au modèle de l’évolution des espèces proposé par Darwin, la plante et le papillon  auraient évolué au fil des siècles grâce au phénomène de la sélection naturelle pour parfaire ce mutualisme gagnant-gagnant . L’orchidée aurait favorisé celles qui avaient les éperons les plus longs pour s’adapter toujours mieux à la longueur de la trompe du lépidoptère et ces derniers auraient avantagé les papillons qui avaient les plus longues trompes pour garder l’avantage et être la  seule espèce  à  pouvoir accéder au précieux nectar  . La coévolution se serait bien sûr développée sur de très longues périodes jusqu’à  atteindre une anatomie  qui rend le mutualisme le plus efficace .

*Créationnisme

Doctrine religieuse de la création du monde  qui dit que l’univers ainsi que toutes les espèces ont été créés par dieu.  D’après cette théorie,  toutes les espèces  seraient arrivées sur terre  « telles quelles » et n’auraient jamais évolué .

*Pollinies

Chez certaines plantes, masse solide et gélatineuse formée par des grains de pollen agglomérés qui ne peuvent pas être disséminés . Lorsqu’un insecte visite la fleur, les pollinies se collent sur le dos ou le front de l’animal qui les transporte vers une autre fleur.

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